Panique morale face à l'écriture inclusive en capacité de droit

Celles et ceux qui me suivent savent certainement que j’ai récemment entrepris de reprendre mes études, grâce au temps libéré en devenant freelance. Je me suis donc inscrit en faculté de droit à l’Université de Paris 1, en capacité, ayant raté la fenêtre pour les inscriptions en L1. J’effectue cette capacité au CNED, afin de pouvoir bosser à mon rythme et au rythme de mes clients.

Parmi les différents outils de communication, un groupe de discussion non officiel existe sur Whatsapp, où des étudiants et étudiantes de capacité peuvent échanger entre elles et eux, et également avec certaines personnes plus expérimentées.

Usant couramment de l’écriture inclusive, j’ai donc tout naturellement utilisé ce sociolecte sur ces groupes de discussion, avant de me faire agresser verbalement par un participant sur mon emploi de cette forme d’écriture : “ça ne veut rien dire”, “les correcteurs ne vont pas te rater”, “blablabla”. S’en est suivi le message suivant, retranscrit en toute légalité puisque posté sur un groupe de discussion public (mais non listé) :

Bonsoir tout le monde, ici votre serviteur ! J’espère que vous allez bien. Un simple rappel si vous utilisez l’écriture inclusive et/ou le point médian. Son usage à l’Université est vivement déconseillé (dans vos copies mais également vos échanges avec l’administration (sic) qui n’a pas le droit d’utiliser ce langage d’ailleurs). Pour information la jurisprudence administrative a censuré une délibération de l’Université de Grenoble qui utilisait ce langage ET une proposition de loi vient d’être adoptée pour que soit mis un terme à son usage dans l’administration (sic) (actuellement une circulaire) ainsi que dans tout document officiel (contrat de travail, panneau, etc.). Aussi, vraiment, n’utilisez pas ce langage dans vos copies, au risque de vous faire saquer par votre correcteur et contrairement à ce que diront certains, vous ne ferez pas les social justice warriors en contestant vos résultats, ça ne marche pas comme ça. En fac de droit on parle français et on ne fait pas une copie militante avec un langage sorti des théories fumantes des woke (sic) des USA. C’est un simple conseil, libre à vous de vous faire votre propre expérience.

Je propose de ne pas relever outre mesure la stupidité d’assigner l’écriture inclusive aux “wokes des USA”.

D’une part, discréditer une information ou une pratique sur la base de son origine est une partie intégrante de la cancel culture. Or, selon ses détracteurs et détractrices, la cancel culture est l’apanage des Wokes ; preuve est donc faite que la cancel culture est également utilisée pour cancel les Wokes..! La belle ironie.

D’autre part, attribuer l’écriture inclusive à des anglophones, dont la langue est essentiellement non genrée relève du contreexploit intellectuel. La seule variation récente de la langue sur ce sujet est la généralisation, notamment dans les papiers scientifiques, de l’emploi de “she” (elle) ou du “they” singulier (dont l’usage prédate les “Wokes” de plusieurs siècles) pour désigner les personnes de genre inconnu ou non pertinent.

Je passerai également sur la stupidité de déclarer “qu’en fac de droit on parle français et on ne fait pas une copie militaire avec un langage [autre]”, puisque le français ne se décrète pas. Il s’agit d’une langue (et non d’un langage) vivante, appartenant à la francophonie, qui ne se limite pas à la France. Et c’est en cela qu’il est totalement inepte que des pouvoirs politiques tentent d’en imposer un usage. Je parle français ; juste pas le français de la République française, et ce faisant, je lutte contre l’emploi des langues comme outils d’oppression.

Dans cet article, je vais apporter, après une description un peu plus formelle de ce qu’est l’écriture inclusive, un éclairage sur les contrevérités énoncées dans l’extrait précédent.

Définition de l’écriture inclusive

L’objet de l’écriture inclusive en français est de faire apparaitre dans la langue les femmes, les personnes sur le spectre du genre, ou agenrée. En effet, le français, tel que reconnu par la République française, utilise le masculin comme genre neutre. La communauté scientifique a cependant pu établir que cette règle créée des biais dans les jugements et les interprétations qui sont en défaveur des personnes dont le genre est ainsi invisibilisé.

L’écriture inclusive recouvre un ensemble de pratiques typographiques, syntaxiques et grammaticales visant à faire apparaitre ces genres invisibilisés, à commencer par le genre féminin.

L’écriture inclusive est souvent réduite à l’usage du point médian (comme dans “les premier.ères arrivé.es seront les mieux servi.es”), aux pronoms neutres nouveaux (comme “iel” et “iels”), aux flexions neutres (comme “-ae”), ou à l’accord de proximité. Ses détracteurs et détractrices reprochent à l’emploi du point médian de rendre plus difficiles la lecture, et l’oralisation de ces écrits. Malgré mon emploi du point médian dans mes écrits, je conviens de la validité de ces reproches. J’argüerais cependant que le français est une langue qui a été artificiellement complexifiée en vue de séparer “les gens de lettres des ignorants et des simples femmes”. Ainsi, si nous voulions aller vers une langue plus simple à apprendre, comprendre et lire, peut-être devrions nous en premier lieu la rendre transparente, à l’instar de l’Espéranto.

Concernant l’emploi des pronoms neutres nouveaux (il en existe de plus anciens, utilisés de tous et toutes, et auxquels on ne pense même plus sous cet angle, nonobstant les divagations de Brigitte Macron et de Jean-Michel Blanquer), ces derniers sont dans plusieurs dictionnaires actuels. Le lecteur ou la lectrice aura donc tôt fait d’en saisir le sens, tout comme il ou elle aura certainement cherché le mot “sociolecte” employé plus haut dans ce texte, et qui fait partie du technolecte des sociolinguistes.

L’écriture inclusive ne se limite cependant pas à ces pratiques. Ainsi, la féminisation des noms communs, l’énumération, l’emploi de termes épicènes, et l’évitement de certaines antonomases sont autant de techniques d’écriture, bien moins remarquables et satisfaisant pourtant à l’inclusivité.

L’énumération consiste à lister les noms, dans leurs différentes formes genrées. On peut citer comme exemples, le célèbre “Françaises, Français…” au début des discours présidentiels, ou la locution “le Premier ou la Première Ministre”.

Les termes épicènes sont ceux dont la forme ne varie pas suivant que l’on se réfère à un nom féminin ou masculin, comme c’est le cas, par exemple avec le mot “ministre”.

Finalement, les antonomases comme “Homme”, comme dans “la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen”, peuvent être simplement évitées, lorsque cela est possible (i.e. quand on ne fait pas référence à un texte l’employant déjà…).

Comme nous le verrons dans l’analyse juridique qui suit, certaines de ces formes sont rejetées par la loi de la République française, tandis que d’autres sont requises.

Analyse juridique

Le message cité en début d’article évoque plusieurs éléments :

  • une décision du tribunal de Grenoble concernant un acte administratif ayant été annulé ;
  • une proposition de loi, adoptée par le Sénat fin octobre 2023 ;
  • une circulaire portant sur l’emploi de l’écriture inclusive dans l’Administration.

Dans ce chapitre, nous verrons que les conclusions énoncées par l’auteur du message cité sont trompeuses, fausses et incomplètes.

Décision du tribunal de Grenoble

La décision n°2005367 du tribunal administratif de Grenoble concerne une affaire dans laquelle un plaignant sollicite (notamment) l’annulation d’une délibération de l’Université de Grenoble rédigée en utilisant certaines techniques d’écriture inclusive, et notamment le point médian.

Le tribunal a condamné l’Université de Grenoble et ainsi annulé la délibération en cause. Les raisons avancées sont cependant particulièrement importantes. En effet, ses dernières ont rapport avec la nécessité de clarté et d’intelligibilité de la norme. Cette nécessité a valeur constitutionnelle. Elle a été commentée par Louis le Foyer de Costil, spécialiste en droit public, dans Marianne.

D’une part, cette décision ne saurait faire jurisprudence quant à la recevabilité d’une copie étudiante, puisque (fort heureusement) les copies étudiantes ne sont pas la norme, et n’ont pas besoin de s’élever au niveau de la qualité de la loi. En outre, des décisions passées ont débouté les plaignants ou plaignantes souhaitant faire censurer des écrits inclusifs dans d’autres contextes qu’un acte administratif. Ce fut notamment le cas le 14 mars 2023, où le tribunal administratif de Paris a rejeté un recours sur l’usage du point médian sur une plaque en hommage aux anciens présidents du conseil de Paris.

D’autre part, comme le note une étude sénatoriale : “le principe de clarté de la loi renvoie à l’exercice par le législateur de sa compétence, qu’il tient de l’article 34 de la Constitution. Le Conseil constitutionnel a consacré ce principe, avant de l’abandonner […], compte tenu des ambigüités fréquemment relevées dans la doctrine”.

S’agissant d’un jugement en première instance, et étant le premier à juger ainsi négativement de la clarté d’un acte administratif utilisant le point médian, cette décision est relativement fragile et “il faudrait que ce jugement soit confirmé par la cour administrative d’appel, par le Conseil d’État”, commente Louis le Foyer de Costil.

Proposition de loi sur l’écriture inclusive

Les termes employés par l’auteur du message cité en début d’article concernant la proposition de loi sur l’écriture inclusive sont trompeurs. En effet, en choisissant de dire que la proposition de loi a été adoptée, il entend ainsi faire croire que c’est le Parlement qui a adopté le texte, à l’issue de la procédure législative. Or, ce n’est pas le cas. Le texte a simplement été adopté en première lecture par le Sénat, le 31 octobre 2023. Cette adoption n’a rien de surprenant étant donné que la couleur politique du Sénat est à droite depuis sa création sous la Ve République, et que les paniques morales sur la désacralisation de la langue sont un marronnier des mouvements politiques de l’extrême centre, de la droite et de l’extrême droite. Le texte n’a cependant pas terminé son parcours législatif et doit encore être étudié par l’Assemblée Nationale qui aura le loisir de voter divers amendements, y compris des amendements de suppression. La responsabilité du gouvernement ne pourra également pas être engagée sur ce texte, compte tenu qu’il s’agit d’un texte social et que le Gouvernement a déjà utilisé le 49.3 lors la session parlementaire en cours.

Circulaire sur l’écriture inclusive

La circulaire du 17 novembre 2017 est “relative aux règles de féminisation et de rédaction des textes publiés au Journal officiel de la République française”. Ici encore, l’auteur du message cité trompe délibérément son auditoire en laissant entendre que sa portée s’applique également aux écrits des étudiants et des étudiantes. Pourtant le nom de la circulaire indique bien qu’elle se limite au Journal officiel.

Cette circulaire est cependant référencée dans le bulletin officiel de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, du 5 mai 2021. Ce bulletin, rédigé par Jean-Michel Blanquer, encadre l’emploi de l’écriture inclusive dans les actes et usages administratifs, et dans le cadre de l’enseignement. Il convient néanmoins de noter que ce bulletin, fortement chargé politiquement, use du sophisme de la généralisation abusive, en tentant de pourfendre l’écriture inclusive d’une main, tout en en promouvant (inconsciemment) son usage d’une autre, dans un exercice d’équilibrisme absurde, démontrant la parfaite stupidité de son auteur.

En effet, ce bulletin “proscrit le recours à l’écriture dite inclusive, qui utilise notamment le point médian pour faire apparaitre simultanément les formes féminines et masculines d’un mot employé au masculin lorsque celui-ci est utilisé dans un sens générique”. Simultanément, le bulletin prescrit “de recourir à des formulations telles que le candidat ou la candidate afin de ne pas marquer de préférence de genre, ou à des formules telles que les inspecteurs et les inspectrices de l’éducation nationale pour rappeler la place des femmes dans toutes les fonctions”. Or cette formulation est une pratique d’écriture inclusive, nommée énumération, et qui a été présentée plus haut dans ce document.

En conséquence, non seulement l’écriture inclusive n’est pas proscrite sous toutes ses formes dans les copies des étudiants et des étudiantes de l’Université, mais elle n’est pas non plus proscrite, mais au contraire prescrite par le ministère par l’entremise de cette circulaire et de ce bulletin.

Pour résumer, si vous souhaitez être certain ou certaines, évitez le point médian, mais vous pouvez utiliser sans problème les termes épicènes, l’énumération, et l’évitement des antonomases discriminantes. Si vous utilisez le point médian et que vous êtes pénalisés ou pénalisées lors de la notation, un recours sera possible, car il n’existe pas de jurisprudence à ce sujet.

Finalement, faites attention aux arguments d’autorité, en particulier quand ces derniers sont donnés mâtinés d’idéologie.